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> > Chasseurs | Les Chasseurs | "On ne ment jamais tant
qu'avant les élections,
pendant la guerre,
après la chasse."
George Clémenceau
« Comme tu le sais, Jacques, c'est un tout petit village adossé à une colline bleue et verte tant les forêts y sont abondantes ; à ses pieds, canal et rivière coulent lentement au rythme des saisons. C'est un petit village où le silence bucolique n'est bercé que par le seul chant des oiseaux, par le bruissement des feuilles dansant au gré des vents, par le sourd meuglement des troupeaux, par le brame d'un cerf. C'est un petit village s'éveillant au chant du coq et qui se couche au crépuscule des poulaillers. C'est un petit village tranquille, il ne s'y passe rien ... Mais alors ça, jamais rien ! Quoique, ce jour là ... »
Chaque semaine, Amuk et moi, passons peinards une soirée à buvoter trois ou quatre mousses au café du coin ; lui, merveilleux conteur, parle, moi j'écoute ! Ses « récits champêtres d'aujourd'hui » commencent plus ou moins de manière identique : une brève description de son village d'adoption à la fois prestigieux de douceur et intensément morose ... Si j'en crois son serment sur la tête d'enfants qu'il n'a jamais eu ou reconnus, chaque aventure est authentique, et, n'ayant aucun talent littéraire, je vous les livre comme telles, reprenant avec une passable exactitude les termes de mon ami Amuk, qui me les confie à la vesprée - vers quatre heures du matin - accoudé au bar d'un vieux bistrot du Sedanais profond.
« L'histoire se déroule il y a deux ans, en octobre précisément, alors que je me tiens sur le pas de la porte, sirotant tranquillement une tasse de thé bouillant et appréciant une des dernières matinées ensoleillées de l'année. Ne voilà t'y pas que passent devant moi, bras dessus pattes dessous avec leurs chiens, deux traqueurs post-modernes sachant traquer. Outre un arsenal digne du Bismarck, ils portent sur les épaules deux gilets phosphorescents roses, pantalons et casquettes assortis. La queue frétillante battant l'air, très élégants, les clébards, arborent des petits manteaux d'un jaune follement étincelant et cabotinent à qui mieux-mieux.
L' équipage surprend : assez ridicule à vrai dire, et pour le moins cocasse ! Les habits de lumière de ces matadors des futaies ardennaises paraissent peu convenir à une entreprise marquée d'ordinaire par le camouflage et l'approche feutrée d'une faune sylvestre cruellement promise à l'assiette de gourmands gourmets ; en général les abatteurs, comme les toreros, tuent pour le plaisir et gardent simplement pour eux les bois d'un cerf, la tête d'un sanglier afin d'orner le dessus d'un âtre à feu ouvert dans le meilleur style « chalet bavarois » ; ils conservent également la queue et les oreilles, matériaux de fastueux colliers portés fièrement par leurs petits-enfants. Mais, pour moi, jusqu'il y a peu la comparaison s'arrêtait là. De coutume, en place des chaquetilla et taleguilla, l' « El Cordobès » mosan porte le treillis ou la canadienne foncée, troquant cape et épée contre un « Robust » modèle 222 à canons juxtaposés et un « Laguiole » pliant à grande lame. Dans l'arène, ce sont les mouvements qui énervent le taureau paraît-il, pas les couleurs vives...Durant des siècles, la « muleta » est restée blanche. Je ne l'appris que bien après l'événement qui nous occupe : il faut savoir que - c'est du moins ce que prétendent certains scientifiques - comme les taureaux, les cervidés et autres phacochères ne peuvent facilement percevoir des tons fluorescents si nobles soient-ils . C'est , par ailleurs, l'unique raison pour laquelle on ne croise jamais ces animaux dans une exposition de Pop-art ! Par la même occasion, je me suis laissé conter qu'il est vivement recommandé pour les « giboyeurs » de tout acabit, bourrés comme escargots ou miros comme taupes, d'endosser ces uniformes flamboyants afin d'éviter de se flinguer l'un l'autre ... Une consigne qui est loin de faire l'unanimité ... Et , mon dieu, que ces directives sont mal faites ! Mal amendées ! Remarquons, par exemple, qu'aucun promeneur automnal n'a d'instruction vestimentaire et peut se ramasser balle ou chevrotine en plein buffet en toute quiétude, le chançard !
Bref, revenons à nos moutons... enfin à nos loups armés et carnés! Sur le moment, je les regarde attentivement et pour simple salut admiratif, ne peux retenir un aimable compliment : " Ben les gars, il ne vous manque que le nez rouge, les godasses démesurées et le gros nœud papillon !"
On connaît l'humour légendaire des chasseurs, étripant lièvres et lapins dans de grands éclats de rire, saignant la biche, éventrant le marcassin dans la joie et la bonne humeur. Logiquement donc, pareil galant éloge dont je m'enorgueillis motive un accueil souriant accompagné d'un affectueux clin d'œil, les auditeurs m'apportant ainsi la preuve d'une bonne compréhension de l'allusion .... sait-on jamais !
Mais que nenni mes amis ! Ouch, les malandrins ! ... Stop ! Deux pisteurs sanguinaires à l’affût de toute insinuation allégorique... fut-elle obligeante! Leurs yeux, ignorant l'orange, glissent subitement du vert à l'écarlate et prennent pour cible le brave buveur de tisane que je suis : ces sagouins me mitraillent, me bombardent, me canonnent du regard. En une seconde, la belle relation parfaitement civile qui nous unissait, se dégrade lourdement. L'ambiance se durcit, d'autant que les caniches, si câlins jadis, s'ébouriffent méchamment, montrent les crocs et grommellent entre les canines de menaçants ronchonnements. Lorsque les boucaniers cherchent à extraire les arquebuses de leur fragile épaule charnue ... je crois bon de mettre fin à toute communication sentimentale reprenant photos et lettres d'amour, retournant avec dédain leurs gourmettes plaquées or, et, prétextant la nécessité pressante d'une traite de bœuf, sans attendre, levant la main, je fais un petit signe des doigts, puis deux pas en arrière, me coulant dans la sécurisante harmonie d'une chaleureuse cuisine, cadenassant au plus vite l'huis à triple tour... L'ostensible mais incompréhensible rancœur de ces jeunes gens ne semble toutefois guère fléchir, leurs cris de putois se laissent toujours entendre à travers murs et portes. J'y reste indifférent jusqu'au tintinnabulement discret de cartouches se glissant dans les chambres de canons. Que faire, que faire ? Ayant empli à la hâte deux seaux d'eau froide, bien que pesamment lesté, j'escalade quatre à quatre les marches d'un escalier branlant, atteignant rapidement l'étage. Sans tarder, avant de rabattre en un tour de main le vantail d'une fenêtre ouverte, de verrouiller l'espagnolette, j'asperge copieusement les quatre connards et corniauds d'une eau glacée - mais propre - espérant ainsi les séparer de leur libidineuse appétence de vengeresse chasse à l'homme. Bien que pavée des meilleures intentions, cette action est une lamentable bévue. Les chiens, sous l'aridité de la douche réfrigérée sont apaisés, mais les maîtres perdent tout contrôle digne d'hommes du monde, dégobillent d'ordurières insultes "pornoscatologiques" et profanatrices, s'évertuent à recharger leur vieille couleuvrine d'un bon calibre 12. D'un seul élan de cerf, ils enfoncent la lourde, grimpent au premier, pointent leur tromblon sur mon poitrail adipeux et glabre. Leurs intentions semblent facilement diagnosticables... Pressentant l'injection dans un corps blême et gras d'une maladie du plomb à dose très létale, j'envisage de remettre mon âme entre les mains d'un dieu auquel je n'ai jamais cru. Néanmoins, cher Jacques, c'est un miracle si je puis me permettre aujourd'hui de te raconter cette aventure. Clic-clic ! - Comment ça, Clic-clic et pas Pan-pan ? - leurs pétoires détrempées n'ont pas fonctionné ! L'averse improvisée s'est avérée salvatrice ... « Hé, hé » .... m'écriai-je "un pétard mouillé, un coup dans l'eau »...
Déçus, penauds, ils quittent aussitôt la pièce, l'oreille basse et la queue entre jambes et pattes, courbant l'échine sous leurs beaux habits roses ou jaunes... Deux chasseurs s'achèvent sans avoir chassé. Bredouilles comme quenouille sans couilles !
Toujours tremblant mais vivant, juste après cette épopée, je me sens redevable de l'heureuse destinée, et sans plus attendre, j'accoure brûler un cierge chez ma voisine Diane ! Une déesse que je préfère à Saint Hubert, d'autant qu'en matière de gibier elle s'y connaît pareillement - si pas mieux- et qu'elle ne se fait pas prier pour recueillir une offrande....
Deux jours après l'incident, alors que je suis à ma fenêtre, je vois monter vers la forêt, et donc incidemment vers ma maison, une troupe de chasseurs, certains mêmement affublés d’affriolants habits rose fuchsia ou jaune canari. Expérimenté de leur susceptibilité et afin de ne pas les déranger dans leur pastorale promenade, de ne guère me faire remarquer, je referme silencieusement et prudemment les volets... Mais, ils dépassent allégrement la façade en toute indifférence, badins et blagueurs... j'entends l'un d'eux dire en pouffant " ... tu ne me croiras pas, mais ce bobo a vraiment cru que nous allions tirer".
Le lendemain, je trouve sur le seuil de la maison un ramier truffé de grenailles... Décidément, l'humour d'un chasseur, comme celui d'un toréador ou d'un tueur en série, reste pour moi, un mystère insondable ! ... Leurs plaisanteries me laisseront toujours froid... enfin pas trop froid... c'est à espérer... Touchons du bois ! »
Amuk finit son verre, moi le mien, il était temps de rentrer chacun chez soi.
Omicourt, octobre 2013
| texte : Jacques Goffin
Photos :Hugues Van Rymenam
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