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> > Toile | La toile | Il demanda sa boîte de couleurs et ses pinceaux,
et peignit les anémones que Nénette,
notre gentille servante était allée lui cueillir.
Pendant plusieurs heures,
il s'identifia à ces fleurs et oublia son mal.
Puis il fit signe qu'on lui reprit son pinceau et dit :
« Je crois que je commence à y comprendre quelque chose ».
Jean Renoir,
à propos des dernières paroles de son père.
à P.
Quittant son village calme et tranquille « où il ne se passe rien, mais alors ça, jamais rien » Amuk m'avait rejoint comme prévu vers dix-huit heures sur la place du marché. De concert, nous nous sommes engagés dans la rue menant à notre rendez-vous hebdomadaire.
Stupeur ! C'est avec consternation que nous sommes entrés ce soir dans notre bistrot favori. Derrière un zinc blinquant, l'air de rien, Germain essuyait ses verres sans nous regarder, son port royal laissant cependant deviner l'impétueuse fierté de l'œuvre accomplie ! Heureusement tout ne s'était pas véritablement métamorphosé : la carte, abondant en bières diverses restait inchangée. Bonheur !
Tables, chaises, tabourets de bar brillaient d'un nouveau lustre, re-vernis pour la plupart, rempaillés, re-garnis ou re-cannés d'un osier écru pour certains ! Plafonds et cloisons étaient rafraîchis : le blanc devenu marron à force d'absorber des siècles de fumées tabagiques s'était transmué en un vert bouteille, belle combinaison de bleu hortensia et de jaune cadmium. Là n'étaient pas les seules innovations ! Ce dont le barman, triomphal concepteur de ces travaux d'art, tirait une impétueuse vanité venait de vingt-cinq nouvelles affiches lumineuses qui ornaient les murs.
Dans leur format A1, encadrées d'un fin bois noir sans nœud, protégées d'un vitrage anti-reflet, ces reproductions riches de couleurs ensoleillées, donnaient à l'établissement une dignité coquette, respectable, distinguée, sans nuire à l'accueil chaleureux qui nous était généralement réservé.
Soit ! En réalité, une décoration somme toute assez banale, voire traditionnelle pour une salle de café, mais qui ne pouvait nuire à l'ambiance conviviale et sympathique qui d'ordinaire l'habitait.
Nous montrant de parfaits gentilshommes hypocrites, nous n'avions pas manqué Amuk et moi, de congratuler Germain pour cette rénovation somptueuse devant laquelle la réhabilitation et modernisation de l'Opéra de Lyon par Jean Nouvel paraissaient fades et mielleuses. « Félicitation ! Une magnifique réussite ! Bravo … Quelle lumière ! Quelle ardeur! Quelle brio !»
À l'écoute de tant d’approbations et de compliments, notre brave loufiat, bombant le torse qu'il avait habillé d'une printanière chemise lilas garnie d'un large jabot chamarré jaune et rouge sang d'un effet confondant, nous sert deux calices de notre bière préférée, arborant le plus beau sourire édenté de toute la ville !
Laissant place aux derniers arrivants désireux de manifester leur enthousiasme démesuré, comme à Germain la possibilité de desserrer la cravate, de déboutonner un col devenu subitement trop étroit, nous nous sommes écartés du bar, glissant chacun d'un côté d'une table pimpante, plus laquée qu'un colvert sur plat.
Quelle journée ! Nous allions de surprise en stupéfaction ! Planté – ou planqué - sur une banquette qui nous faisait presque face, dans un coin obscur de la taverne, le petit cureton « à la jambe de bois », vêtu d'un pantalon vert pomme en velours côtelé à pattes d'eph' et d'une chemise rose disco années quatre-vingt. Suivant la rumeur villageoise, il revenait de Taizé où il avait accompagné un groupe de jeunes. Amuk me chuchota « As-tu remarqué cette soudaine et prégnante odeur de soutane jetée par dessus les platanes ? » En purs jésuites respectant au mieux les usages civils et liturgiques, en chœur, comme au jubé, unis dans une même fervente voix de baryton, nous nous devions de lui souhaiter la bienvenue « Bonjour Monsieur le curé, comment vont vos petites paroissiennes ? » La frimousse rougissante, écarlate, le pauvre se serait facilement noyé dans son Banania glacé. Accord magiques des tonalités ! Subtil mélange de touches chaudes d'angoisse et froides de sueur !
Laissant le vicaire à sa plausible contrition dubitative, contemplant cet accrochage digne d'un galeriste du Marais, sans élever la voix, nous considérions en honnêtes amateurs avisés l'environnement rajeuni !
« Bah ! Cela change … Tout compte fait, ce n’est pas déplaisant … ça passe ! »
On peut dire ça ! Mais dans ce cas il faut considérer qu'en matière de goût, il y en existe d'autres que le bon et le mauvais ! Mais, reconnaissons le, pour le peu que j'en sais, ces reproductions semblent fidèles aux originaux !
« Plus sérieusement, Regarde ! Ce ne sont ni des Paul Klee ou des Picasso : trop modernes ! Encore moins des Vermeer, Velázquez ou Rembrandt : trop vétustes ! Ne parlons pas de Lucian Freud , David Hokney, Warhol ou Haring : des êtres anormaux, venus d'une autre planète pour saper la culture occidentale. Rien que du pré-impressionnisme, de l'impressionnisme, du néo-impressionnisme et postimpressionnisme ou de l’expressionnisme naissant ! Restons français parbleu ! Monet et Renoir sont à la fête ; on trouve deux danseuses de Degas ; trois Cézanne dont une « Montagne Sainte-Victoire » et l'inévitable « joueurs de cartes » emblème de tout tripot qui se respecte ; un petit paysage de Pissarro agrandi à plus de 400 % ; des Gauguin, deux jeunettes des Antilles ainsi qu'une vieille coiffe de Pont-Aven ; des Sisley, des van Gogh , ces peintres parisiens que le monde entier nous envie ! Complètement perdus dans l'ensemble des vedettes, une rare, magnifique copie d'un Berthe Morisot que Germain doit avoir reçu en prime de son important achat, et enfin « le Cirque » de Seurat . J'allais oublier « le Joueur de fifre » de Manet trônant au dessus du bar, et, disséminés, les incontournables Toulouse-Lautrec, « Aristide Bruant », « la Goulue et Valentin le désossé » aidés de « la Troupe de Mademoiselle Églantine » pour mener ce french cancan endiablé ! Rien que du beau monde ! »
Comment ne pas y penser ? Pour la plupart, les encenseurs d'aujourd'hui étaient ces censeurs d'hier qui auraient aimé lacérer l'Olympia et pris un réel plaisir à lapider copieusement le gentil Manet, experts et critiques en première ligne, croyant ainsi faire œuvre de salubrité publique.
« En son temps, Napoléon III avait autorisé la création du "Salon des refusés" afin de permettre aux artistes n'ayant pas reçu l’assentiment du sacro-saint jury académique préposé au "Grand salon" d'exposer leurs toiles : Manet et ensuite tous les impressionnistes s'y sont retrouvés, subissant les moqueries d'un public qui, aujourd'hui, enjolive les salles à manger bourgeoises de mauvaises reproductions des "Coquelicots", des « Tournesols » voire même du "Déjeuner sur l'herbe" (1) que certains jugent toujours un peu licencieux … Manet avait présenté cette toile au Salon des refusés en 1863 et la foule et les critiques n'ont cessé de huer et vociférer, accumulant rires et sarcasmes comme aucun tableau n'en a jamais subi…. Une œuvre restée capitale dans l'histoire de la peinture. »
« Oh, Amuk ! ? Te voilà bien élitiste ! Ce n'est pas très complaisant pour les admirables efforts méritants de notre audacieux Germain . »
« Sans doute ! Mais admire un peu la seconde pièce … Cela me rappelle mes neuf, dix ans, quand en cachette des parents, ton pote, jeune dépravé à peine boutonneux, jetait des yeux plein de concupiscence dans le grand Larousse illustré, s’arrêtant longuement et uniquement sur différentes anatomies féminines proposées par ces planches de reproductions artistiques sépia sur papier glacé … Malgré leur poids, on ne tenait ces dictionnaires que d'une main ! Notre cafetier en est-il encore là ? »
Dans l'arrière salle également mise à neuf, le barman avait suspendu un Boucher, « Diane au bain », belle rocaille canaille du 18e; une « Vénus à son bain » de Corot et « la Source » de Courbet . Un choix judicieux ! Voisins des toilettes, ces odes à l'hygiène, rappelaient à tout un chacun la nécessité de se laver les mains après usage. D'autre part ils répondaient de façon discrète aux aspirations libidineuses de Monsieur Germain.
« Vous aimez la peinture ? »
La question émanait d'un vieux monsieur, tout petit, tout maigre, tout courbé, tout ratatiné, assis à nos côtés et que nous n'avions vu s'installer. Il portait sur le haut du crâne une « casquette de chauffeur » très début du 20e, qui débordait de chaque coté sans trop cacher un front imposant.
L'homme n'avait rien perdu de nos commentaires et nous regardait en souriant, emmitouflé dans un épais caban à boutonnage double et croisé, gris souris pigmenté de points clairs. Impeccables, cette veste comme le couvre-chef semblaient pourtant d'un autre âge, ainsi que cette cravate lavallière, bleu marine à pois blancs. Le visage mat, presque blême, était très émacié et les traits soulignés d'une barbe blanche soignée ; ce qui frappait directement ses interlocuteurs c'était la profondeur et la puissance du regard, d'autant plus marquant que ses pupilles perçantes, pétillantes, éclairaient ce faciès allongé, anguleux porteur d'un nez pointu mais pas disproportionné. Bien qu'assis, il s'appuyait sur une canne paysanne contrastant avec l'élégance de sa tenue à l'ancienne ; l'humilité d'un prolétaire teintée de la vanité d'un aristocrate !
Ses mains également étaient impressionnantes, tant elles semblaient déformées, manifestation d'une polyarthrite particulièrement douloureuse.
« On n'en connaît pas grand-chose, mais, on apprécie l'art en général, Oui ! Pourquoi ? Vous êtes artiste ? »
« Oh ! je déteste ce mot, il cache toujours quelque chose de louche ! Je suis un artisan de la peinture, un ouvrier qui apprend toujours son métier ! À mes temps perdus, je fais autre chose que de peindre… Mais je n'aime pas perdre mon temps. Je ne m’ennuie jamais ! Quand un peintre peut peindre, quand on le laisse peindre, il n'y a rien de plus à désirer. Moi, je ne me plains pas de mon sort, je ne me suis jamais plaint, j'ai toujours pu peindre. Un jour, cherchant probablement à me brocarder, un de mes professeurs m'a dit « on dirait que vous peignez pour vous amuser ? Je n'ai pu que répondre « C'est évident, si ça ne m'amusait pas, je ne peindrais pas ! » En fait, je me suis toujours abandonné à ma destinée ! Un bouchon ! Je fais comme un petit bouchon jeté dans l'eau et emporté par le courant ! Je me laisse aller à peindre comme cela me vient ! »
« Et que peignez-vous ? »
« Un peu de tout, des paysages de forêt, mais je n'ai jamais toléré le froid. En fait de paysages d'hiver par exemple, je n'ai qu'une seule toile et deux ou trois études. Et d'ailleurs, même si l'on supporte le froid, pourquoi peindre la neige, cette lèpre de la nature. Pissarro a souvent peint l'hiver, mais quand il faisait des vues de Paris, il y mettait toujours un enterrement ! Moi, j'y aurais mis une noce !
J'aime le printemps, l'été et les effets de lumière, j'aime aussi l’atmosphère des fêtes du dimanche : bals musette et autres ambiances de goguettes, la vie du quotidien ... Beaucoup de portraits, beaucoup de nus, des femmes principalement ! (6)
C'est mon plus grand plaisir de peindre les femmes, mais il ne faut pas que je tombe sur une peau qui repousse la lumière ! Je ne peux pas me passer de modèle ! Il m'est indispensable pour me beurrer les yeux ! J'adore peindre une gorge, les plis d'un ventre. Je ne pelote qu'ainsi … avec mon pinceau ! C'est avec mon pinceau que j'aime. Vous savez, un sein, c'est rond, c'est chaud, c'est beau ! Si Dieu n'avait créé la gorge de la femme, je ne sais si j'aurais été peintre ! Ce que j'aime c'est la peau, une peau de jeune fille, rosée et laissant deviner une heureuse circulation. Ce que j'aime surtout, c'est la sérénité. Ce que j'aime dans la femme, c'est le charme féminin, et c'est si rare ! »
Avec difficulté, il sort de la poche intérieure de sa veste un joli dessin qu'il nous montre : cette sanguine représente une jeune fille, assise, se reposant contre un arbre, elle est accompagnée de deux chiens, dont un qu'elle caresse affectueusement
« Beau dessin, monsieur … Vous avez un trait magnifique ! »
« C'est Jeanne, ma fille ! (6) Ce dessin m'a pris cinq minutes, mais j'ai mis soixante ans pour y arriver. » Dit-il en posant le dessin sur le coin de la table.
« Votre fille ? Elle vit à la campagne ? Elle a l'air toute pensive ! »
« Oui ! Elle a perdu son mari et vit seule à la campagne ! Je n'ai malheureusement pas souvent l'occasion de la voir (6) » ... Et, le sourire en coin, d'ajouter « Mais je dois vous dire, jeune homme, que mes modèles à moi ne pensent pas ! Je peins de délicieuses jeunes filles ! Elles vivent comme les oiseaux et rien de plus !
Comme je vous l'ai dit, un modèle n'est là que pour m'allumer, me permettre d'oser des choses que je ne saurais pas inventer sans lui et me faire retomber sur mes pattes si je me fiche trop dedans. C'est difficile de trouver le point où doit s'arrêter dans un tableau l'imitation de la nature. Il ne faut pas que la peinture pue le modèle et il faut cependant qu'on sente la nature.
Les tableaux, il faut qui me donnent l'envie de me balader dedans lorsque c'est un paysage, ou bien passer ma main sur un téton ou sur un dos si c'est une figure de femme. Copiez-les d'après nature, vous ne verrez jamais la même. Dans la nature, il n'y a pas de ligne droite. Tout ce que j'appelle grammaire ou premières notions de l'art se résume en un seul mot : irrégularité. Faites la tête de votre concierge, mais ne m'ennuyer pas avec ces têtes idéales de Vierge ou de République au menton carré et au nez droit. Elles m'ennuient et ennuient tout le monde.
...
Difficile d'apprécier son propre travail … cependant, je crois être le seul à savoir quand j'ai fait une chose, si elle est terminée ou non ! »… L’œil canaille, ironique, il sourit, et continue « Voyons, quand j'ai peint une fesse, que j'ai envie de taper dessus, c'est qu'elle est finie ! …
Mais je préférerais devenir aveugle plutôt que de ne pas persévérer dans l'effort de bien faire et de faire toujours mieux ! Je ne suis jamais resté un jour sans peindre, tout au moins sans dessiner. Il faut garder la main . »
Je ne pus m'empêcher de penser : ben mon vieux ! Il y a un peu de tout là-dedans ! Autant d'amour des femmes que de misogynie…. (2)
« Et vous Monsieur, qui semblez bien connaître le monde de l'art ? Que pensez vous de ce décor que vient de nous offrir notre gredin de Germain ? Très chic, non ? Mais un peu disparate, un peu incohérent… La petite salle contraste assez avec cette pièce, non ? »
« Je n'ai jamais aimé les produits manufacturés ! Quand j'étais jeune, je m'étais spécialisé dans la décoration de porcelaine ! Les machines m'ont privé de mon boulot ; après ce fut des éventails, des stores, puis l'apprentissage de
la peinture…. Quelques années bohème galère ! Un mois haricots blancs, un mois lentilles ... Hé hé, du temps de cette folle jeunesse j'en ai habillé des cafés ! (6) Faire des décorations a toujours été pour moi un plaisir sans pareil, à commencer par celles que je peignais dans ces auberges, à même le mur. Vous ne pouvez pas savoir ce que c'est que de couvrir une grande surface. C'est enivrant ! Vous avez le nez sur votre motif. Dans la peinture sur chevalet vous pouvez reculer. Mais là vous êtes coincé sur votre échelle ! Ce type de d'ornementation est aujourd'hui désuet !... La mode, ça ne pardonne pas. Ça empêche de voir ce qui est éternel – ceci dit sans prétention ! ... Aujourd'hui plus d'originaux ! Juste ces cadres !
Ces reproductions ne sont cependant pas trop mal …. Enfin par rapport à d'autres que j'ai pu voir ! (6) Mais si on se met à vendre des Véronése parfaitement imités pour des clopinettes, que deviendront les jeunes peintres ?
…Un accrochage incohérent, dites vous ? Ce n'est pas entièrement mon avis ! Il reste une certaine logique chronologique ! (6)
Pour la plupart, ce sont des tableaux que je connais bien ! J'ai beaucoup fréquenté le Louvre. La peinture s'apprend dans les musées ! Toutefois, ce Corot, cette « Venus au bain » cela doit être d'une collection particulière ! Corot c'était le plus grand génie de son siècle ! Le plus grand paysagiste qui ait jamais vécu ! La palette la plus admirable qu'on ait vue dans ce pays depuis Watteau ! Ce que j'aime tant chez lui, c'est qu'il vous donne tout avec un bout d'arbre.
« La Diane au bain » de Boucher, c'est le premier tableau qui m'ait empoigné, et j'ai continué toute ma vie à l'aimer, comme on aime ses premières amours… Lui, un décorateur ? Allons donc ! Comme si c'était une tare ! Boucher est encore l'un des peintres qui ont le mieux compris le corps de la femme. Il a fait des fesses jeunes, de petites fossettes, juste ce qu'il faut. C'est drôle de ne vouloir donner à un homme ce qu'il a ! On vous dit : « j'aime mieux un Titien qu'un Boucher ! » Pardi, moi aussi ! Mais enfin, Boucher a fait des petites femmes bien jolies ! Un peintre, voyez-vous, qui a le sentiment des tétons et des fesses, est un homme sauvé. »
….
« Je citais le Titien ! En voilà un qui avait tout pour lui. D'abord le mystère… une profondeur … Et puis, il y a ces chairs. On ne peut pas dire comment Titien travaillait. Personne n'a peint la chair comme lui. « Vénus et l'Organiste », la limpidité de cette viande, on a envie de caresser ça ! Comme on sent devant ce tableau toute la joie du Titien à peindre… Rubens, à côté, est extérieur c'est de la surface. Quand je vois, chez un peintre, la passion qu'il a ressentie à peindre, il me fait jouir de sa propre jouissance. J'ai vécu vraiment une seconde vie, avec cette jouissance que me donne la vue d'un chef-d’œuvre…. Vous voyez à quel point j'aime le Titien ! mais malgré tout, j'en reviens toujours aux Velázquez : une chose me ravit dans ses tableaux ; cette peinture respire la joie que l'artiste a eue à peindre !
Je n'ignore pas que les critiques d'art font à Velázquez le reproche de peindre trop aisément. Quelle meilleure preuve au contraire que Velázquez était un peintre qui possédait à fond son métier ! Ceux-là seuls qui connaissent leur métier peuvent donner l'impression que c'est fait du coup. Mais pour parler raisonnablement quelle recherche dans cette peinture si aisée en apparence.
Cela va vous paraître paradoxal, mais je considère aussi qu'un art est inférieur lorsqu'il a un secret : dans la peinture de Rubens, comme dans celle de Vélasquez, il n'y a rien de caché, pas de dessous, c'est peint du coup ! Ah ! Rubens, quel peintre généreux ! Comme on sent que cela ne le gêne pas de mettre cent figures dans une toile ! En voilà un qui n'en est pas à une fesse près !
« On s'écarte un peu trop de notre bistrot, non ? »
« Juste ! À côté du Boucher, c'est un Courbet ! Le « Maître du réalisme » !…. Une grande gueule ! Et pourtant, quel peintre ! J'ai admiré ses œuvres ! Surtout les choses qu'il a faites dans les commencements… Mais à partir du moment où il est devenu Monsieur Courbet … « Bonjour, Monsieur Courbet » L'impression que l'on garde de ce tableau, c'est que le peintre aura passé des mois devant une glace à « finir » sa pointe de barbe… Et ce pauvre petit Monsieur Bruyas qui est là, incliné, comme s'il recevait de la pluie sur le dos … Parlez moi des « Demoiselles de la Seine » ! Voilà un magnifique tableau ! Et c'est le même homme qui a fait cela, qui a peint le portrait de Proudhon et encore, ces curés sur des ânes… « la Source ? » … Regardez celle de Ingres … Quelle chose délicieuse ! Voilà des petits seins qui sont jeunes, et ce ventre, et ces pieds, et cette tête qui ne pense à rien !
« Mais Courbet ne s'est-il pas exilé en Suisse ? »
« Avant l'arrivée de Manet, c'était Courbet qui occupait toute la scène parisienne ! Et puis, durant la Commune, il y a eu cette histoire de la Colonne Vendôme. Le Paris bien pensant n'en voulait plus du « déboulonneur », bien que cela n'avait rien à voir avec sa peinture….
Manet se sentait porté vers Courbet, lequel par contre, ne considérait guère la peinture de Manet. Il était bien naturel qu'il en fût ainsi : Courbet, c'était encore la tradition ; Manet, c'était une ère nouvelle de la peinture. Ou plutôt, il va sans dire que je n'ai pas la naïveté de prétendre qu'il y ait, dans les arts, des courants absolument nouveaux. Dans l'art, comme dans la nature, ce que nous sommes tentés de prendre pour des nouveautés n'est, au fond, qu'une continuation plus ou moins modifiée. »
« Et dans cette salle, les impressionnistes vous aimez ? »
« Avant eux, il y eut d'autres précurseurs, différents des Courbet ou Delacroix, le plus grand des romantiques, mais aussi une grande figure de la peinture libre ; Corot et toute l'école de Barbizon peignaient sur nature : Diaz, Rousseau, Millet… Tous fréquentaient assidûment la Forêt de Fontainebleau. Mais je veux parler plus particulièrement d'Eugène-Louis Boudin et de Johan-Barthold Jongkind qui ont marqué directement Monet ! Parfois on parle de Turner, que Monet et Pissarro avaient découvert à Londres, durant la guerre de 1870, son influence est pourtant moins évidente. Pour Boudin « Tout ce qui est peint directement sur place, a toujours une force, une puissance, une vivacité de touche qu'on ne retrouve plus dans l'atelier » …. Monet y a toujours cru ; ce n'est pas tout à fait mon avis, mais qu'importe … (6) Hé, hé … le paysage, c'est un sport ! »
« Et Manet ? On parle toujours de l'influence de Manet ! »
« Bien sûr, il y eut Manet ! » Dit-il en montrant « le Joueur de fifre » « Excellent peintre, mais qui ne sut jamais peindre une femme, pas même « l'Olympia » (1b) avec laquelle on n'oserait coucher ! Ainsi, c'est une chose certaine qu'avec le noir et blanc, Manet était bien plus maître de son affaire qu'avec des chairs… La seule exécution que j'admette est celle de « l'Empereur Maximilien ». La beauté des noirs fait excuser la brutalité du sujet. C'est du pur Goya, et pourtant Manet n'a jamais été plus lui-même. Même en copiant Velázquez ou Goya, Manet n'en était pas moins un précurseur, le porte-drapeau d'un groupe de nouveaux artistes, car c'est lui qui rendait le mieux, dans ses tableaux, cette formule simple que ces jeunes cherchaient tous à acquérir en attendant mieux. Mais il a toujours refusé d'exposer avec les impressionnistes et s'est mis sur le tard à la peinture sur nature, aux tons clairs.
Ce qui est incompréhensible, c'est que Manet, doux et tendre, fut toujours discuté, tandis que Degas, acerbe, violent, intraitable, fut dès la première heure reconnu par l’institut, le public et les révolutionnaires. »
« Reconnus ? Les impressionnistes n'ont-ils pas été longtemps malmenés ? »
« Oh oui ! La reconnaissance, c'était loin d'être le cas pour tous les « intransigeants » ; c'est d'ailleurs par dérision que Louis Leroy un journaliste du Charivari, a parlé d' « impressionnistes » se moquant d'une toile que Monet avait intitulée incidemment « Impression au soleil levant » et qui excitait particulièrement l’hilarité ou la colère. Vous voyez que par cette appellation le public ne pensait pas à des recherches nouvelles en art, mais désignait simplement un groupe de peintres se contentant de rendre des « impressions ».
Monet avait un tempérament de lutteur, c'est lui qui remontait les autres d'un coup d'épaule. Il trouvait toute naturelle l'incompréhension des critiques, il aurait dit « Depuis Diderot qui a inventé la critique, ils se sont tous trompés. Ils ont vilipendé Delacroix, Goya et Corot. S'ils couvraient les « impressionnistes » d'éloges, se serait inquiétant ! ». (3)
Il se dit parfois que l'un de ces jeunes peintres peu conformistes, en rupture avec cette peinture classique, trop pleine de bitume (4), trop littéraire car cherchant essentiellement ses thèmes dans l'histoire, la bible ou la mythologie, aurait prétendu « Un matin, l'un de nous, manquant de noir, se servit de bleu : l’impressionnisme était né ». C'est un peu réducteur, mais ce n'est pas totalement faux. Le refus du bitume – pas du noir – était unanime. L'important pour eux c'était la nature, c'était la lumière ! Pour eux, peindre clair, c'était un besoin ! Ce n'était pas le résultat d'une théorie (comme plus tard le pointillisme de Seurat ou le divisionnisme de Signac) ! La vérité est que, dans la peinture comme dans les autres arts, il n'y a pas un seul procédé, si petit soit-il, qui s'accommode d'être mis en formule. Vous arrivez devant la nature avec des théories, la nature flanque tout par terre…
Ce besoin était en l'air, chez tous ! Pour autant, la façon de répondre à ce besoin comportait de nombreuses différences pour chacun d'eux. Il y avait pour tous, une sorte d'ivresse de la perception directe, une nécessité d'établir la différence entre le travail sur nature avec tous ces dérèglements, les pièges de la lumière du soleil et le labeur en atelier avec la froide précision d'une lumière disciplinée. C'est certain, les peintres qui précédaient les impressionnistes fréquentaient aussi la forêt de Fontainebleau, mais c'était encore des romantiques, ils avaient toujours le désir d'une nature dramatique, « littéraire ».
La façon de travailler était aussi différente : contrairement aux académiques, les impressionnistes travaillent sur la division de la touche… de multiples petits coups de pinceau ...cherchant à rendre les éléments naturels, les objets, les corps dans leur diversité au sein de la lumière… c'est ce mélange optique que perçoit le spectateur, sans effet de masse…. C'est son œil qui reconstitue les éléments…. Cela a toujours été très perceptible chez Monet ... et aussi chez Pissarro, qui n'a pas hésité dans certaines toiles à aborder ce que j'appelle la « peinture par petits points ». (6)
« Mais dans le fond, qu'est ce qui animait si particulièrement ces peintres ? »
« Pour les impressionnistes le monde sous son aspect le plus banal est une féerie constante : un pommier dans un jardin, une meule de foin, le jeu des rayons de lumière perçant un feuillage, … cela suffit ! Pas d'effet sentimental, pas de racontage d'histoire ! Bien sûr il vaut mieux peindre une jolie fille ou un paysage agréable. Mais tout se peint. Ça n'a rien à voir avec les rêves, et pourtant, cela peut paraître illogique, mais il faut flâner et rêver. C'est quand vous ne faites rien que vous travaillez. Avant de faire ronfler le poêle, il faut accumuler du bois ! Pouvoir regarder, observer, trouver le bon angle, la bonne lumière, l'éclat des reflets sur l'eau, les fleurs, les nuages, les nuances de la peau suivant son exposition … Il y a une grande différence entre ceux qui perçoivent et ceux qui raisonnent … Il faut une sacrée dose de vanité pour croire que ce qui sort de notre seul cerveau vaut mieux que ce que nous voyons autour de nous. Avec l'imagination on ne va pas loin tandis que le monde est si vaste. On peut marcher toute une vie et on n'en voit pas la fin.
En définitive, ce qui compte chez un peintre c'est ce qu'il met sur sa toile. C'est de la bonne couleur avec de la bonne huile de lin et un peu d'essence de térébenthine ... Un artiste doit pouvoir disparaître derrière la pomme qu'il peint ! L'artiste pour bien s'exprimer doit se cacher. Cela n’empêchait pas chacun d'avoir un style bien à lui. On obtient des résultats plus ou moins heureux suivant le tempérament de l'artiste ! Certains, dont Manet, n’ont jamais adhéré complètement à l'impressionnisme, d'autres s'en sont parfois détachés… notamment pour retourner vers les musées, vers l'atelier. «
« C'est bizarre ! Dans l'histoire de la peinture, pourquoi les peintres n'ont-ils pas quitté leur atelier pour le grand air bien avant ? »
« Mais ils ne le pouvaient pas ! Pour des raisons sociales et techniques !. Durant longtemps les peintres n'étaient que des artisans, répondant à des commandes thématiques. Au cours des siècles, il s'est créé une théorie de la peinture, que les peintres classiques se sont efforcés de suivre scrupuleusement. La proximité de la nature il n'en avait pas le besoin, leur paysage consistait en un simple décor à un événement. Les « impressionnistes » n'ont pas rompu avec l'enseignement du passé et leur admiration pour un Goya, un Velázquez, un Rembrandt, un Botticelli était réelle. Ils en ont également tiré de nombreux enseignements, mais en l'adaptant aux possibilités et aux besoins de leur propre expression. Les peintres officiels avec leur bitume étaient fous. Il faut être fou pour vouloir arrêter la marche du temps. D'ailleurs ce sont ceux qui prétendent respecter les traditions qui les détruisent.
En outre, après Daguerre, dès la seconde moitié du 19eme siècle, la photographie était devenue performante ! La fidélité des traits réalistes n'avait plus la même raison d'être … (6) La photographie a libéré la peinture d'un tas de besognes assommantes, à commencer par le portrait de famille ! Dès lors, le brave commerçant qui voulait son portrait allait tout bonnement chez son voisin le photographe. C'était tant pis pour les peintres, mais c'était tant mieux pour la peinture.
Techniquement, en 1841, ce sont les couleurs en tubes facilement transportables et aussi en 1857 l'apparition du chevalet portable.qui ont permis aux impressionnistes de peindre complètement sur nature. En outre,le chemin de fer permettait de voyager facilement et de se rendre, par exemple, en Normandie où les paysages et la lumière intéressaient ces jeunes peintres (6) Sans les couleurs en tubes, pas de Cézanne, pas de Monet, pas de Sisley ni de Pissarro, pas de ce que les journalistes devaient appeler l' impressionnisme. »
« Vous avez des préférences chez les impressionnistes ? Et que pensez-vous de ceux-là : Degas, Gauguin, Toulouse Lautrec…. ? »
« Gauguin ? Insupportable ! Ses bretonnes ont l'air anémique. Et puis… Pourquoi aller chercher en Océanie ? On peut si bien peindre aux Batignolles !
Toulouse-Lautrec on l'a parfois opposé à Degas ! Quelle plaisanterie ! Lautrec a dessiné de bien jolies affiches, mais de là… Tenez, ils ont fait tous les deux des femmes de bordel ; mais il y a un monde qui les sépare. Lautrec a fait une femme de bordel ; chez Degas, c'est l'esprit de la femme de bordel, c'est toutes les femmes de bordel réunies en une seule. Quand on peint un bordel, c'est souvent pornographique, mais toujours d'une tristesse désespérante. Il n'y a que Degas pour donner à un tel sujet un air de réjouissance en même temps que l'allure d'un bas-relief égyptien. Ce côté quasi religieux et si chaste, qui rend son œuvre tellement haute, grandit encore quand il touche à la fille. Et pourtant contrairement à Lautrec, Degas, était mauvaise langue …. misanthrope et plein d'esprit … A part Suzanne Valandon, tous ses amis ont dû le fuir. Devenu presque aveugle, prostatique, il est mort dans la misère…. Un grand collectionneur pourtant.
En fait, Degas préférait l'atelier à la nature. C'est l'amitié, et surtout sa volonté de liberté de peindre en dehors de l'académisme, mais aussi sa virtuosité technique, son sens de l'innovation, et son activisme au sein du groupe qui fait qu'il est souvent entièrement lié à l'impressionnisme : c'est lui qui demandait à ce petit ensemble de se nommer « les intransigeants » (5) »
« Et Van Gogh …. un grand peintre, mais un esprit tourmenté ? »
« Par goût, je ne suis pas porté sur la peinture de Van Gogh ! Vous n'êtes pas le seul à dire « Quel peintre ! » ! Mais sa toile n'est pas caressée amoureusement du pinceau. Et puis, il y a ce côté un peu exotique que je ne peux pas « encaisser » ; mais ses dessins de paysans, c'est autre chose. Qu'est que c'est, à côté de ça, les paysans pleurnichards de Millet ? Des paysans sentimentaux qui me font penser à des acteurs déguisés en paysans.
Esprit tourmenté ??? …. Il faut être fou pour faire de la peinture. Si Van Gogh était fou, je le suis aussi ! Quant à Cézanne, ce devait être la camisole de force ! » Et avec un sourie malicieux « Le pape Jules II aussi devait être fou. C'est pour cela qu'il comprenait si bien la peinture…. »
Après une courte pause, sirotant son verre de rouge, il poursuit
« Il y a là, un magnifique petit Berthe Morisot… que vous aviez remarqué, jeune homme !
Morisot ! La première femme à avoir épousé l'impressionnisme. À ses débuts, Mary Cassatt était aussi proche des impressionnistes : elle portait son chevalet comme un homme !.
Mais Berthe Morisot…. La plus plus féminine des femmes, à rendre jalouse la « Vierge au Lapin » du Titien. Auprès d'elle, Degas lui-même devenait gracieux.
La curieuse chose que la destinée ! Un peintre d'un tempérament aussi prononcé qui va naître dans le milieu le plus austèrement « bourgeois » qui ait jamais été et à une époque où un enfant qui voulait faire de la peinture n'était pas loin d'être regardé comme le déshonneur de la famille ! Et quelle autre anomalie, de voir apparaître, dans notre âge de réalisme, un peintre si imprégné de la grâce et la finesse du 18e siècle ; en un mot, le dernier artiste élégant et « féminin » que l'on ait eu depuis Fragonard, sans compter ce quelque chose de « virginal » que Madame Morisot avait à un si haut degré dans toute sa peinture ! »
« Vous ne nous avez rien dit sur Cézanne ou si peu ? »
« Mais Cézanne a fait des chefs-d’œuvre avec une pomme ou avec des modèles dont personne n'aurait voulu même pour brosser sa cour.
Je ne crois pas que, dans toute l'histoire des peintres, on trouve un cas semblable à celui de Cézanne. Avoir vécu soixante-dix ans et, depuis le premier jour où on a tenu un pinceau, demeuré aussi isolé que si on était sur une île déserte ! Et aussi, à côté de cet amour passionné de son art, une telle indifférence pour son œuvre une fois faite, si même on a eu la chance de la « réaliser ».
Cézanne était un grand artiste, un grand homme, un grand chercheur ! Cézanne c'est la pureté de l'idéal. Il n'est jamais entré dans son esprit d'autre pensée que celle de faire de l'art. Il ne tenait compte ni de l'argent ni des honneurs. Avec Cézanne, c'était toujours le tableau à venir qui l'occupait. Cézanne était un homme de grandes qualités et de grands défauts. Seulement, qualités et défauts n'ont aucune importance. Ce qui compte, c'est toujours cette passion de l'artiste, qui vous entraîne avec lui. Quand Cézanne confiait à son ami Zola ses préoccupations de « trouver les volumes », Zola essayait de lui démontrer la vanité d'une telle recherche : « tu es doué. Si tu voulais seulement soigner l'expression. Tes personnages n'expriment rien » Un jour Cézanne se fâcha. « Et mes fesses, est-ce qu'elles expriment quelque chose ? »
Un peintre peut regretter de ne pas avoir peint le même tableau, le même sujet, pendant toute sa vie. Comme cela il eut pu se consacrer entièrement à ce qui constitue l'invention en peinture : les rapports de formes et de couleurs, qui varient à l'infini dans un même motif lorsqu'on n'a plus du tout à se préoccuper de ce motif…
Près d'Aix-en-Provence, la Montagne Sainte-Victoire fut le sujet de plus de quatre-vingt réalisations de Cezanne...
Il paraît qu'en 1897, un peintre, exécuteur testamentaire d'un proche, et ami d'Ambroise Vollard le marchand de tableaux, lui avait fait part d'une anecdote : après trois années de palabres, la donation de la merveilleuse collection Caillebotte avait enfin été acceptée par le conservateur du Musée du Luxembourg. Ce peintre avait insisté pour voir accrocher dans les salles certaines toiles de Cézanne ; l'administratif lui aurait répondu avec dédain :" Cézanne? ... Pourquoi pas van Gogh ?! »
« Et depuis ? Après ? »
« Après ??… Bonnard ! … J'aime l'homme, j'admire le peintre… Nous n'avons pas eu beaucoup mieux ! Avouez qu’aujourd’hui les jeunes ne se donnent pas beaucoup de mal ! » Et avec un sourire en coin « Sauf Matisse, ce garçon s'est donné beaucoup de mal ! Quant à Picasso, son nom me fait sauter en l'air ! Comment peut-on le prendre au sérieux ? (5) Rien qu'à y penser cela me met en colère ! … Après ??
Mais je suis très vieux … Je ne peux pas voir tout ce qui se fait et malgré soi on est d'un seul temps ! Sur les impressionnistes, au sujet de Manet, Monet, Degas et Cézanne, je pourrais vous donner des opinions clairement arrêtées. Je les ai toujours aimés, c'est un tournant dans la peinture, pas une révolution. Mais avec les jeunes peintres qui ont suivi, la question est différente ! Je ne peux pas en parler aussi librement ! »
Le raisonnement ne manquait pas de bon sens, mais comment était-il possible d'avoir une aussi belle compréhension des débuts de la modernité et rester si traditionaliste ?
« Est-ce indiscret de vous demander ce que vous avez aux mains ? »
« Un accident de bicyclette ! Je ne m'en suis jamais entièrement remis et la vieillesse venant, ces rhumatismes sont peu supportables … Mais je ne me plains pas, je peux continuer de peindre ! La douleur passe, la beauté reste ! »
« Amuk... Diane va arriver, nous devrions nous préparer ! Dommage la conversation mérite plus d'approfondissement »
« Mais oui ! Voulez-vous venir manger avec nous ? Nous attendons une amie et nous comptions aller au restaurant ! Accompagnez-nous, nous continuerons cette conversation devant une assiette bien remplie ! Cuisine simple mais excellente ! »
« Cela me tente, mais pas de petits pois ! Je déteste les petits pois ! Je suis impatient de rencontrer votre amie ! »
Le petit curé qui suivait notre conversation de loin prit la parole : « Ça doit être un calvaire ces douleurs ! Je dirai une prière pour vous ! Avec de pareilles mains, comment faites-vous pour peindre ? »
Courroucé par l'impertinence de la question, et visiblement, ne tenant pas les curés en odeur de sainteté , le vieux s'était tourné vers le vicaire :
« Avec ma qu… »
Sans finir sa réplique, malgré son handicap, le vieil artiste s'était dressé d'un bond, se précipitant du mieux qu'il put vers la sortie, sans un au revoir, nous laissant éberlués !
Embarrassé, la tête basse ombragée par la visière de sa trop grande casquette, il croisa au plus vite Diane qui venait d'entrer et qui ne put s'empêcher de dévisager le vieil homme avec insistance. Mais zou, marmonnant mille pardons, il était déjà sur le trottoir, se pressant lentement à petits pas !
Il avait oublié sur le coin de table son dessin. Amuk s'en saisit, et voulut rattraper le vieil homme afin de lui rendre son bien ! Trop tard ! À peine sorti de l'auberge, il ne put que constater une rue vide, sans vieil homme.
Revenu s’asseoir à notre table, mon ami dit simplement « Envolé ! C'est à peine croyable ! Bah il reviendra bien un jour ou l'autre, je vais garder soigneusement ce dessin et lui rendrai dès que l'occasion s'en présentera ! »
« Qui c'était ce gars là ? »
Diane avait rejoint un tabouret de bar, lançant une œillade examinatrice, elle nous questionnait vivement, manifestement troublée . Sous le coup de l'émotion, cette jeune femme, habituellement tellement courtoise, tellement déférente, tellement attentive, tellement tout ça, n'avait prêté aucune attention au changement d'ornementation ; le barman semblait offusqué !
« Nous ne l'avions jamais vu ici ! Il ne nous a pas dit son nom ! Un bien brave homme cependant ! Un peintre si l’on croit ses dires ! Très intéressant, cultivé et gentil garçon ! Nous l'avions invité au restaurant, mais il s'est brusquement éclipsé » dit Amuk
« Alors c'était lui ! …. Un peintre ? Un bien brave homme ? Un dépravé, un sacré satyre pour sûr ! Je l'ai vu cet après midi dans la forêt, mais il m'a paru plus jeune d’au moins dix ans , plus vif, ce débauché, ce dérangé de la braguette ! Si ses caleçons pouvaient parler, ils t'en raconteraient certainement des putrides et des pourries ! Quel vieillard vérolé… Je lui aurais bien sectionné les c … »
Il y avait là des enfants ! il fallait l'arrêter net avant le débarquement d'injures plus salaces ! « Diane ! … les gamins! Du calme et un peu de pudeur s'il te plaît … tu obliges monsieur le curé à se signer ! »
« Tiens ! Il est là aussi, lui ? »
« Allez, raconte, pourquoi t''a-t-il mis dans un tel état, ce brave pépé pervers ? »
Un brin méprisant, à contre cœur, Germain venait de lui servir un vin blanc qu'elle but d'un seul trait. Enfin apaisée elle nous raconte :
« Ce matin, j'étais montée dans la forêt m'approvisionner en baies ! J'en ai toujours besoin pour mes préparations. J'étais arrivée à la Clairière des fées, là où les églantiers sont en nombre. Au bord du chemin ce vieux dégouttant avait déployé un chevalet, posé une toile, il était affairé à préparer sa palette. Jusque là rien de bien particulier ! À moi aussi, il me semblait bien brave ! Il y avait également une dame habillée à l'ancienne, robe d'été, blanche, longue, joli chapeau de paille, deux enfants vêtus de rose l'accompagnaient. Ce trio s'était immobilisé au centre d'une éclaircie, à dix ou quinze pas du rapin, sous un rayon de soleil du plus bel effet.
Tout à son affaire l'homme ne m'avait probablement pas remarquée. La cueillette finie, curieuse, je m'approchai de ce badigeonneur vulgaire afin de découvrir l'avancement de ce qui devait être une piètre croûte, comme souvent avec ces peintres du dimanche ! Averti par le craquement de quelques brindilles, surpris, il se tourne vers moi passablement de mauvaise humeur.
« Ah vous voilà vous ! Comme les biches de Fontainebleau ! Toujours à jeter un œil par dessus mon épaule ! À me souffler dans le dos ! Énervant pour peindre !… Je ne vous attendais pas si tôt ! C'est Gabrielle qui vous a dit où nous rejoindre ?»
« Pardon, je ne comprends pas ? »
Sans prêter aucune attention à ma remarque, l'air mi-bégueule, mi-vicelard autant que maussade, il me mate des pieds à la tête et emboîte : « C'est vrai que vous avez une certaine ressemblance avec Jeanne Garnier. Mais qu'est que c'est que cet accoutrement, ces pantalons de toile et ce gilet de laine sans forme. Mais sacrebleu, il vous faut des anches plus amples, des cuisses moins maigres. Une courbe de ventre, la croupe plus fessue. Dans cet accoutrement on ne devine même pas la poitrine ! Montrez moi vos nichons ! »
« Mais je ne vous permets pas »
« Ah, faut être bonne fille ! tu ne vas pas faire ta mijaurée, t'es venue ici pourquoi ? Alors si tu veux ton argent ! »
J'allais lui balancer mon panier de « poils à gratter » dans sa tronche de pourceau dégueulasse, lorsque, entendant le ton monter, la femme aux deux enfants s’était approchée en courant comme elle le pouvait et vociférant !
« Auguste ! Auguste ! Veux-tu bien laisser cette jeune fille ! »
« Mais Aline, je ne fais que mon travail ! Si elle veut poser, il faut bien que je la regarde »
« Ce n'est pas elle ton nouveau modèle ! Elle doit seulement venir cet après-midi, se présenter à ton atelier. Celle-ci n’a rien à voir! Excusez mon mari mademoiselle. Auguste ! Excusez-vous !»
Trop tard pour les faux regrets, j'avais déjà ramassé mon panier et, lourdement offensée, pris le chemin du retour à grands pas. Ne les entendant plus, je me suis retournée .. Ils avaient disparu ! Peintre, femme, enfants, matériel, tout !… Après une pareille bévue, ils avaient raison de s'être cachés !
Voilà mon aventure ! Et maintenant je retrouve ce coureur de jupons malpoli en train de parler à mes meilleurs amis dans mon café préféré ! Un comble, non ?»
Je ne pus retenir un « Tu racontes n'importe quoi ! »
Délaissant ma remarque, Diane, prêtait enfin attention au nouveau décor, regardant les copies l'une après l'autre . « Beau travail Germain ! » Là, fixant un point, elle resta bouche bée, tremblante !
«Diane ???... ça va ?, » s'inquiète Amuk
« Amuk, Jacques, je vous jure que je l'ai vu cet après-midi, lui, avec une dame et deux enfants ! dans la Clairière des fées ! Je l'ai vu de mes yeux vu peindre cette toile !! »
De son index - charmant, au demeurant - Diane désignait une copie de « la Forêt de Marly » de Pierre-Auguste Renoir !
Haussant les épaules, avec un scepticisme caustique, je lui rétorque
« Allons Diane, c'est impossible, ce gars là ne peut pas être Pierre Auguste Renoir ! C'est totalement saugrenu, il est décédé en décembre 1919, à Cagnes-sur-mer. On l'avait enterré à Nice, auprès de son épouse. Mais suivant leur désir commun, la famille a voulu les déplacer à Essoyes, le village d'Aline, la femme de Renoir. Essoyes est à deux cent kilomètres d'ici, c'est un petite commune anciennement bourguignonne et maintenant champenoise .. vignobles obligent ! La tombe du peintre est ornée d'un buste commémoratif et aujourd’hui, leur fils Jean, le cinéaste, et Pierre, l'acteur reposent à ses côtés ! La tombe d'Aline et de Claude, leur troisième fils est juste derrière. Je suis certain de ce que j'avance ! Cet été, j'ai visité son atelier transformé en un petit musée »
« Et pourtant, c'était lui, il n'y a aucun doute ! »
Amuk souriait, accompagnant les dires de Diane d'un clin d’œil, il ne put s 'empêcher d'ajouter à son adresse un petit propos taquin et coquin
« Quand je parle aux coccinelles, toi, tu te moques ! Moi, je te crois ! Voir un Renoir dans une forêt, quoi de plus normal ! Avait-il le poil roux ? Avec une grande qu.. ? »
Amuk eut fort à faire pour éviter la chaussure à talon haut qui venait de traverser la pièce en sa direction ; le soulier aboutit sur la vitre d'un Van-Gogh déjà mutilé, qui sous le coup s'est décroché, venant se fracasser à nos pieds en mille éclats !
« Jésus Marie Joseph et ces mille seins ! » - pieuse litanie teintée selon toute vraisemblance d'un petit lapsus éloquent chez ce jeune ecclésiastique qui n'attend que de succomber à la tentation !
Cette apologie des paradis céleste et terrestre devança d'une seconde à peine un puissant souffle sibérien givrant la salle. Les violons de Vivaldi, surpris en plein hiver, refroidis, se sont aussitôt tus. L’assistance immobile, muette, interloquée, semblait totalement congelée
….
NONDEDJUDEMORTADELLEDEBERTHENFANTDEMUTINDETAMEREDETARACE !
Un rugissement à s'arracher les cordes vocales ! Une façon particulière de rompre la glace - si j'ose ainsi m'exprimer !
Manifestement, l'exclamation incompréhensible de Germain révélait l'attaque d'un méchant coup de sang ! Une colère trop longtemps contenue probablement ! Ou la fatigue ? Une brève secousse de folie ? Le foie ? Va savoir !… L'indéchiffrable déclaration avait néanmoins ceci d'incontestablement clair : c'était foutu pour une dernière tournée !
Aussi, après repentances, nettoyage et promesses sincères de réparation immédiate des dégâts, malgré l'heure hâtive, nous avons cru bon tous trois de nous éclipser. Presque aussitôt, l’atmosphère bonhomme de l'auberge reprit vie, de la rue nous devinions les derniers ronchonnements grognons de Germain se mêlant aux larges soupirs soulagés du petit vicaire transis et toujours seul à sa table. C'est en riant que nous sommes partis vers « Les arcades », notre restaurant de prédilection !
Trois mois plus tard, le vieil homme n'avait pas réapparu. Amuk trouvait inutile de garder plus longtemps ce dessin ; il estima judicieux de le remettre à un expert, ou a un conservateur de musée, susceptible d'en connaître le propriétaire. Il avait souvent regardé ce beau dessin, le trait était élégant, les proportions bien gardées laissaient entrevoir le professionnel, mais pourquoi diable ces vêtements à l'ancienne ? Et, il y avait cette signature !
Amuk se mit en quête d'un expert, et prit rendez-vous dès qu'il le put.
Affable, l'homme habillé avec coquetterie, le reçut dans un cabinet de style Second Empire qui ne manquait pas d'un certain charme. Aux murs plusieurs toiles : on pouvait y reconnaître un Cézanne et deux Monet, sur la table de travail, une petite sculpture de Rodin, et deux gravures de Rops !
« Eh bien , Monsieur montrez-moi donc cette prétendue œuvre ! »
Mon ami lui tend le dessin. Les mains gantées de blanc comme il se doit, l'expert prend délicatement l'estampe, la place sous la lampe de bureau, se saisit d'une loupe et commence dans le plus grand silence une analyse détaillée … Relevant la tête après seulement trois minutes.
« Cher Monsieur …. Indubitablement, c'est un faux ! Certes effectivement sur papier d'époque, certes effectivement ce dessin est habilement fait, certes effectivement il est plaisant à regarder, certes effectivement la signature est assez bien imitée, mais le trait, la ligne, le choix du modèle n'ont rien d'un Renoir ! … Vous avez cru pouvoir m'escroquer .. . Ceci ne vaut rien ! Et je vous le prouve ! » La phrase terminée, il déchire le dessin.
Amuk s'est levé avec fureur « Mais bougre d'imbécile ! Qu'avez vous fait ! Je n'ai jamais eu l'intention de vous vendre ce dessin ! Il n'était pas à moi ! Je me moque de la valeur pécuniaire d'une œuvre … tant qu'elle présente des qualités artistiques et qu'elle me plaît ! Je voulais juste savoir si parmi vos connaissances ... Je ne sais pas ce qui me retiens de vous… Inutile de me raccompagner, je préfère ne pas être vu en votre compagnie. Un dernier conseil… votre petit Rodin, là… faites le examiner par un collègue, on en vendait par dizaines dans une boutique de New-York il y a trois ans. Je ne vous salue pas, iconoclaste ! C'est à croire que rien n'a changé dans le monde des critiques et des experts, n'est ce pas ! Vous êtes aussi méprisable que le conservateur du Musée du Luxembourg … Et « certes effectivement » c'est redondant ! »
Amuk s'en fut, outré, laissant l'expert à sa bêtise, à son ignominie, à son étonnement, à ses questions sur son Rodin et sur le conservateur du Musée du Luxembourg, à son langage suffisant et superflu.
Pour nous, une autre question resterait en suspend : ni Diane, ni Germain, ni le petit vicaire, ni Amuk, ni moi n'avons jamais revu cet étrange petit bonhomme, ce petit Auguste, qui n'avait rien d'un clown !…. Et maintenant voilà qu'il ne retrouverait jamais le dessin de sa fille ! Quelle importance que ce fut de Renoir ou d'un faussaire ! Le dessin était de grande qualité et de grande valeur sentimentale, voilà tout.
Un jour Picasso a eu ce mot merveilleux alors qu'on lui présentait une série de tableaux à identifier : « Je ne sais pas si celui-ci est de moi, mais je veux bien le signer »
Dans la Clairière des fées,
une femme et deux enfants ont repris la pose
un homme a redéployé un chevalet
replacé une toile
rechargé sa palette
Qui c'était ce gars là ?
,,,
Peut-être,
un peu de l'âme
universelle des peintres !
En souvenir d'un être cher qui
sur la peinture, m'a tout appris
Omicourt, le 25 novembre 2016
| Texte : Jacques Goffin
Photo d'en-tête : Hugues Van Rymenam
Illustration du bas : Renoir/Jacques Goffin, image infographique d'après le portrait de Renoir : Ph. Durand-Ruel/Coll. Archives Larousse
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